La vie du vinaigrier


À la maison, nous faisons notre vinaigre, par plaisir et par satisfaction de ne pas être absolument dépendants de ces grandes chaines d'épicerie qui nous affament. Le processus est naturel et spontané, et ne demande rien d'autre qu'un vinaigrier; ce peut être n'importe quel récipient.
Le vinaigrier est un écosystème en soit, même s'il est extrêmement simple. Enfin c'est ce que je croyais ! À la base, il y a le vin et des bactéries acetobacter qui transforment le vin en vinaigre, ou plus précisément l'éthanol en acide acétique. Là où ça se complique, c'est que que l'odeur du vinaigre qui filtre à travers le couvercle ou qui suinte un peu du robinet attire inévitablement les mouches à vinaigre, que l'on appelle aussi mouches à fruits ou drosophiles (Drosophila melanogaster).

Une colonie d'acetobacter dans toute sa splendeur; on l'appelle aussi mère de vinaigre

Si la facilité d'élevage de cette mouche fait la joie des généticiens et d'autres spécialistes en ADN, il faut bien reconnaître que sa présence fait désordre dans une cuisine, bien qu'elle soit complètement inoffensive et ne transmette, à ma connaissance, aucune maladie.
Bref, j'ai tout essayé pour les éliminer: le papier tue-mouche, la mise en quarantaine du vinaigrier dans un sac en plastique jusqu'à la mort des mouches par inanition, l'applaudissement (les insectes détestent cette forme de reconnaissance, surtout quand ils deviennent le centre d’intérêt de vos paumes de main). En vain.
Il y a quelques jours pourtant, j'ai remarqué que mon approche ne suscitait plus aucune émotion chez les mouches et que l'espace aérien autour du vinaigrier était incroyablement calme lorsque je tirais du vinaigre. Alors que je me réjouissais de la disparition des diptères et m'interrogeais très très vaguement sur la cause, ma blonde a presque mis le doigt, au sens propre, sur l'explication.
En fait, la biodiversité du vinaigrier venait de s'enrichir d'une nouvelle espèce. Un pholque phalangide (Pholcus phalangioides) avait mis la table autour du vinaigrier et élu domicile dans le bol destiné à recueillir le vinaigre. Des quatre espèces d'araignées qui vivent presque en paix à la maison, celle-là est certainement la plus discrète, mais apparemment pas la moins utile. Évidemment, sa contribution à l'harmonie de notre communauté a été récompensée par un droit perpétuel de siéger dans le bol et par une attention particulière de notre part pour minimiser son dérangement.


Pholque phalangide: vue ventrale

Un des derniers sauvages



La photo n'est pas belle, la plante n'a rien de spectaculaire et pourtant, sa découverte dans un sous-bois de la grande région de Montréal a exaucé un de mes souhaits les plus improbables: trouver un plant sauvage de Ginseng d'Amérique (Panax quinquefolius).
Il faut préciser que la plante est rare. Si rare qu'au Canada, sa récolte est interdite et que sa possession doit être justifiée par une preuve de son origine commerciale, sous-entendue cultivée.
Pour donner un ordre d'idée, on estimait qu'en 2000, il ne restait que 54 populations viables de ginseng au Québec et 9 en Ontario, les seules provinces faisant partie de son aire de distribution. Heureusement, ces dernières ne représentent qu'environ 1 % de la population mondiale, le reste se trouvant dans l'est des États-Unis. Malheureusement, chez nos voisins du sud, sa récolte est réglementée, mais autorisée. Quand on sait que 94 % des prélèvements sont faits en dehors des saisons ou des zones autorisées, on comprend pourquoi le statut de l'espèce n'est pas meilleur qu'ici. 
Il y a plusieurs causes à la disparition du Ginseng d'Amérique. Celle que l'on aime bien mettre de l'avant est le broutage par les cerfs. C'est pourtant la moins importante et on est bien obligé d'en venir aux deux autres: la fragmentation de l'habitat et la récolte intensive. Voici quelques chiffres évocateurs du désastre: en 1752, l'Amérique exportait 15685 kg de racines de ginseng, 290000 kg (65 millions de plants) en 1841 et 125 millions de plants en 2000 (seulement pour les États-Unis). 
Le ginseng doit sa popularité aux vertus médicinales de sa racine, particulièrement appréciées en Chine. Là-bas, on utilise depuis longtemps le Panax ginseng, une espèce locale qui est cultivée depuis qu'elle a quasiment disparu à l'état sauvage dans les années 1400. Lorsqu'en 1716, le jésuite Joseph-François Lafiteau publie son mémoire sur le ginseng américain dont il a appris les vertus des Mohawks, les commerçants occidentaux flairent rapidement les profits à tirer de ce produit déjà devenu rare et coûteux en Extrême-Orient. Aujourd'hui, bien que l'on sache très bien cultiver le ginseng, la valeur symbolique et économique que l'on attribue à la plante sauvage fait en sorte que l'espèce continue à disparaître. 

Sources:
The world ginseng market and the ginseng (Korea). Journal of Ginseng Research. 37(1), 1-7. 2013
An Overview of American Ginseng through the Lens of Healing, Conservation and Trade. Margaret Wulfsberg. Lawrence University Honors Projects. 147.