Un 16 décembre à Longueuil

Ce matin, il y avait deux pistes dans la neige devant la porte: celle du raton laveur qui était venu faire la tournée des poubelles pendant la nuit et celle d'un lapin à queue blanche qui vient régulièrement tailler les branches les plus basses de notre faux-cyprès de Nootka (Chamaecyparis nootkatensis).

Les empreintes du raton (qui se déplace de droite à gauche) vont par paires. Les plus petites traces, en avant, sont laissées par les pattes antérieures en alternant à gauche et à droite (ici, en bas et en haut) d'une paire à l'autre.
Le lapin à queue blanche (qui se déplace de gauche à droite) et le lièvre d'Amérique tracent des Y: le pied de la lettre (les deux points de gauche) correspond aux deux "antérieures" qu'il pose en deux temps (la réception du bond) et les branches du Y (les deux points parallèles de droite) correspondent à ses "postérieures"  qu'il ramène en croisant devant les antérieures pour préparer le bond suivant...vous visualisez ?

Un 3 décembre dans le Boisé du Tremblay

Cela faisait un moment que j'avais envie d'aller voir le fameux passage faunique construit sous le futur et feu prolongement du boulevard Béliveau pour permettre soi-disant le passage des rainettes faux-grillons boréales. "Soi-disant", car on a appris plus tard que la ville de Longueuil avait aussi prévu de laisser construire des unités d'habitations de chaque côté du boulevard; ce qui aurait probablement mis fin à la rainette dans le secteur.

Mais tout ça est révolu, les défenseurs du boisé ont fini par faire entendre raison aux décideurs et tous les travaux ont été abandonnés.  

Le prolongement devait relier le rond-point (en bas, plus ou moins au centre) au cul-de-sac (plus haut) et couper ainsi le boisé en deux à travers un habitat humide connu pour héberger la rainette faux-grillon.

En arrivant sur les lieux, ma première surprise fut de constater les dégâts. Égouts, aqueducs, bornes-fontaines, lampadaires, tout était là, il ne restait plus qu'à recouvrir les grenouilles déjà enterrées d'un linceul d'asphalte.

En gris, la zone marécageuse; en blanc, le tracé du boulevard

Je me dirigeais donc vers le milieu du chantier, à mi-distance entre le rond-point et le cul-de-sac, là où je m'étais imaginé trouver le fameux corridor. Dans le prolongement d'une zone marécageuse que les grenouilles utilisent pour se reproduire, à mi-distance entre les trépidations d'un boulevard très fréquenté (bas de la photo) et les activités humaines d'une zone résidentielle (en haut), ce n'était pas faire preuve de trop d'imagination, de juste un peu de bon sens. Mais je me trompais, je l'ai trouvé plus loin, au ras des maisons. 

Tout cela a couté un peu plus de deux millions. Depuis, la mairesse qui a approuvé les travaux a été remplacée. Le directeur général, celui qui "sous l'autorité du comité exécutif, est responsable de l'ensemble de l'administration de la Ville, dont il planifie, organise, dirige et contrôle les activités" (sic le site internet de Longueuil), est toujours en place et les défenseurs du boisé réclament à juste titre la restauration des lieux, ou ce qui s'en approche le plus, dans l'éventualité où la rainette faux-grillon boréale aurait survécu à ces travaux. Mais ça, nous le saurons que le printemps prochain en tendant l'oreille.

Rainette faux grillon de l'Ouest ou boréale ?

Jusqu'à récemment, si vous m'aviez demandé quelle espèce d'amphibiens menacée justifie que l'on protège le boisé Du Tremblay, je vous aurais répondu la rainette faux-grillon de l'Ouest (Pseudacris triseriata). 

Pseudacris triseriata par Pfinge at French Wikipedia., CC BY-SA 3.0, via Wikimedia Commons

Eh bien, je me trompais et je vous répondrai dorénavant la rainette faux-grillon boréale (Pseudacris maculata). Pour ma défense, il faut préciser que les deux espèces sont indiscernables à première vue et que je ne faisais que répéter ce qu'on lit partout, même dans la littérature scientifique récente.

Mais voilà, les connaissances scientifiques évoluent avec les techniques d'analyse et l'ADN a remplacé le rapport T/SVL.   

Le rapport T/SVL est calculé en divisant la longueur du Tibia par la distance entre le museau (Snout) et l'orifice du cloaque (Vent). Ce rapport est en moyenne de  42,6 chez P. triseriata et de 39,3 chez P. maculata, avec un chevauchement des valeurs extrêmes.

Jusqu'en 2003, on pensait que la rainette faux-grillon boréale était complétement absente du Québec. Jusqu'à ce qu'une équipe de l'entreprise FORAMEC la découvre autour de la baie de Rupert (Jamésie, Québec) lors d'une étude d'impact du détournement de la rivière Rupert par Hydro-Québec (voir ici). 

C'est en se basant sur une mention non vérifiée et en faisant jouer des enregistrements des chants de la grenouille que l'espèce fut découverte. 

Pseudacris maculata par Tnarg 12345 at English Wikipedia., CC BY-SA 3.0, via Wikimedia Commons

Puis en 2007, une étude américaine portant sur l'ADN des populations de rainettes faux-grillons permet de redessiner la carte de distribution des différentes espèces. Elle confirme également que la faux-grillon boréale est présente dans le sud de l'Ontario et suggère que les populations de faux-grillons de l'Ouest du Québec méridional pourraient avoir été mal identifiées. 

En 2015, une équipe de chercheurs québécois se penche sur la question. Ils inventorient des sites du sud du Québec connus pour héberger la faux-grillon de l'Ouest (notamment le boisé du Tremblay) en utilisant des enregistrements sonores des deux espèces. Première constatation, seules les faux-grillons boréales répondent aux appels. Ils prélèvent ensuite des échantillons d'ADN, qui, après analyse, confirment qu'ils appartiennent bien à des rainettes faux-grillons boréales.

Pseudacris maculata map
Distribution de Pseudacris maculata par Cephas, CC BY-SA 4.0, via Wikimedia Commons
Pour la première fois, ces travaux apportent la preuve que les populations de faux-grillon du Québec méridional ont été mal identifiées. Les chercheurs expliquent cette erreur par une diminution du rapport T/SVL dans une population locale et isolée qui a continué malgré tout à évoluer.

Est-ce que cette découverte change quelque chose à la protection de ces grenouilles et des milieux qui les hébergent ? Absolument pas et au contraire, étant donné l'isolement et la fragilité de ces populations de faux-grillon boréale, et de la quantité d'informations scientifiques qu'elles peuvent fournir sur leur biologie, leur évolution et la dynamique de leur population.

Sources:

Picard, I., & Desroches, J.-F. (2004). Situation de la Rainette faux-grillon de l’Ouest (Pseudacris triseriata) en Montérégie - Inventaire printanier 2004. En Collaboration Avec Le Centre d’information Sur l’environnement de Longueuil (CIEL), Longueuil, Québec, 50 pages. 
Fortin, C., Ouellet, M., & Grimard, M. J. (2003). La rainette faux-grillon boréale (Pseudacris maculata) : présence officiellenent validée au Québec. Le Naturaliste Canadien, Vol. 127, 71–75. 
Lemmon, E. M., Lemmon, A. R., Collins, J. T., Lee-Yaw, J. A., & Cannatella, D. C. (2007). Phylogeny-based delimitation of species boundaries and contact zones in the trilling chorus frogs (Pseudacris). Molecular Phylogenetics and Evolution, 44(3), 1068–1082.
Rogic, A., Tessier, N., Noël, S., Gendron, A., Branchaud, A., & Lapointe, F. J. (2015). A “trilling” case of mistaken identity: Call playbacks and mitochondrial DNA identify chorus frogs in Southern Québec (Canada) as Pseudacris maculata and not P. triseriata. Herpetological Review, 46(1), 1–7.
Dubois-Gagnon, M. P., Bernatchez, L., Bélisle, M., Dubois, Y., & Mazerolle, M. J. (2021). Distribution of the boreal chorus frog (Pseudacris maculata) in an urban environment using environmental DNA. Environmental DNA, (May), 1–13.

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